Economie politique internationale

L'Europe et sa Constitution

 

 

 


 

L'Europe et sa Constitution:

Notes préliminaires

 

(v. en particulier Le Monde « La Convention sur l'avenir de l'Europe est au bord de la crise » 04/06/2003 et « La difficile remise en question de l'équilibre du traité de Nice » idem) NOTE: LE PCF A JUSTEMENT ATTIRÉ L'ATTENTION SUR LE DELAI DANS LA PUBLICATION DE LA PARTIE III DU PROJET CONSTITUTIONNEL (v. mon "Europe élargie, zone euro et Europe sociale" dans ce même site)

 

Il semble ardu de passer simultanément à l'élargissement et à la formulation de la Constitution d'une Europe élargie. Cette difficulté demeurerait en l'absence des récentes péripéties diplomatiques entourant la dernière crise iraquienne. Quoiqu'il en soit, deux avenues principales devraient s'imposer en pratique :

 

a)      Le renforcement de la zone euro. En particulier du point de vue de l'Europe sociale puisque, d'une manière ou d'une autre, l'Union européenne et en premier lieu sa zone euro ne sauraient conserver leur légitimité démocratique ni leur efficacité économique sans fonder le développement de leur productivité sur le soutien de leur demande interne, la défense de leurs services publics et celle de leurs particularités culturelles. (1) Cela doit avoir des conséquences : par exemple, si l'Angleterre jugeait plus profitable de ne pas intégrer la zone euro, il serait destructeur pour cette dernière de continuer à lui conférer un droit de sabotage et de dilution sociale au travers des autres institutions de l'UE auxquelles elle a décidé préventivement d'appartenir. Que les membres des Quinze refusant d'intégrer la zone euro puissent néanmoins négocier à la baisse les politiques sociales communes n'est pas de bon augure pour une Europe à 27 d'ici 2004/2007. La recherche de plus de cohérence s'impose donc pour tous ceux qui seraient prêts d'aller de l'avant sans pour autant nuire au rythme d'intégration communautaire des autres membres.  

 

b)      La constitution de piliers européens destinés à harmoniser vers le haut les niveaux de vie et les pratiques communes dans un contexte européen élargi; ceci afin de viser une harmonisation économique et sociale ordonnée et mutuellement bénéfique. Pour ne donner qu'un seul exemple, l'adoption de la discipline monétaire commune impliquée par l'euro ne devrait pas devenir le prétexte de l'effacement des marges de manoeuvre des pays membres notamment en matière de politiques sociales. Bien entendu ceci imposerait une réorganisation du secteur bancaire notamment l'abstraction des institutions de crédit traditionnellement liées aux entreprises de la logique néolibérale prévalant aujourd'hui. Car cette dernière favorise les fusions tous azimuts; elle cherche à dissoudre toutes les formes d'intermédiation bancaire et financière dans un même magma soumis 24 heures par jour à la spéculation financière, dont la clientèle ordinaire ne verrait qu'un « guichet unique » plus ou moins automatisé. (2) De nouvelles manières de concilier l'harmonisation autant que l'autonomie dans ce domaine peuvent et doivent être imaginées : j'ai par exemple montré comment une gestion plus fine des ratios Cooke appliqués à chaque pays ayant adopté l'euro pourrait permettre une politique monétaire plus conforme aux objectifs fixés par la BCE, car plus uniforme dans ces conséquences selon les recoins de la zone euro où elle s'applique. Il en va ainsi des autres secteurs ainsi que de la recherche générale de « médiations » adaptées. Bien entendu le partage des pouvoirs législatifs entre les divers paliers importe ici au premier chef.  

 

Comment concilier ces deux avenues avec l'élaboration de la Constitution ?

 

Paradoxalement, la réponse devrait résider dans l'adoption d'une Constitution très avancée du point de vue social mais assortie d'une modalité de retrait optionnel (opting out) visant la dévolution des compétences législatives. Paradoxalement, ceci permettrait d'envisager la création d'un noyau dur entraînant progressivement tous les autres membres en faisant la preuve de son dynamisme ainsi que de son incontournabilité régionale et internationale. N'est-ce d'ailleurs pas là le rôle que joua le Marché commun européen face à la zone de libre échange nordique mise jadis en place par Londres ? Il est clair que ce retrait optionnel doit être conçu de manière à déclencher un processus typique de la construction européenne qui soit propre à renforcer la dynamique de regroupements géographiques et fonctionnels (piliers) toujours plus exigeants, plutôt qu'à encourager une logique de l'éparpillement et de la dissolution. C'est d'ailleurs là la seule difficulté majeure.

 

Cette difficulté peut être levée en liant les dispositions relatives à la Charte sociale, à la défense et à la politique étrangère communes (en particulier en ce qui concerne les négociations au sein de l'OMC) afin d'encadrer l'exercice de l'option constitutionnelle relative au droit de retrait (opting out.) De la sorte, vouloir s'affranchir par exemple des dispositions de la Charte sociale signifierait la sortie obligatoire des mécanismes communs gérant la défense et la politique étrangère communes, y compris dans leurs dispositions ayant trait aux relations multilatérales du type de celles pouvant être négociées avantageusement dans l'OMC, parallèlement aux négociations d'intérêts communs.

 

Ces contraintes rétabliraient la marche en avant de la construction européenne sous l'égide de sa pointe avancée à savoir l'axe franco-allemand, le Benelux et, espérons-le l'Italie, ainsi que tous les Etats désireux ou prêts à s'associer immédiatement à cette démarche.

 

A contrario, vouloir aplanir les difficultés de parcours en adoptant une Constitution édulcorée indigne de l'Europe ne pourrait signifier que deux choses : d'une part, l'assujettissement de cette construction à des dynamiques purement démographiques capables de dissoudre jusqu'aux fragiles équilibres mis en place par le Traité de Nice ; d'autre part, cela mènerait à une harmonisation vers le bas propre à aboutir à un vaste Zollverein de fait qui n'aurait alors d'autre choix que d'être inféodé aux USA et au capital privé.

 

Ceci semble laisser en suspens la question du choix entre une Europe intergouvernementale ou fédérale. La proposition recèle plutôt la possibilité de tourner ce faux problème puisque les blocages récents montrent la profonde inanité du passage immédiat à une forme fédérale stricte, englobant simultanément les anciens et les nouveaux membres. C'est en cela que ma proposition fondée sur la compréhension du processus « d'intégration » (européenne), d'ailleurs depuis longtemps institué comme un champ d'étude spécifique au sein de divers départements de relations internationales, se distingue des formulations douteuses de Jürgen Habermas. Pour ne donner qu'un seul exemple référons-nous à son article intitulé « Why Europe needs a constitution » (New Left Review 11, September-October 2001) article qui contient les principales présuppositions théoriques et politiques de l'auteur. En bref, mentionnons que tout ce passe dans cet article comme si le problème de la « constitution » opérait consciemment ou inconsciemment pour déplacer les vrais problèmes liés au type d'intégration européenne désiré, et notamment au rôle dévolu à la Charte sociale et à la préservation des services publics liés organiquement à l'Etat social (modèle rhénan, au minimum ?), le tout en plaçant la discussion dans l'optique de la plus plate banalité en la matière, à savoir le passage progressif de l'intégration économique à l'intégration politique. Nous tairons ici la compréhension rawlsienne de la « justice redistributrice » de notre philosophe en vue, de même que sa compréhension de la fonction du système judiciaire européen qui au fond se ressent de son va-et-vient « illuminé » de Kant à Hegel, puis à Kant de nouveau sans jamais avoir le courage d'énoncer en clair les bases réelles qui éclairent sa conception de l'éthique et de la morale (donc du système de légitimation et de coercition économique et politique.) Nous nous bornerons à souligner ici les présuppositions qui sous-tendent la thèse avancée dans cet article (reprise maintes fois par la suite pour l'essentiel). Cette thèse repose sur une exclusion d'office liée à ce qui apparaît à notre philosophe une illusion : « Of course, there was always a third strand in European integration - the straightforward economic argument that a unified Europe was the surest path to growth and welfare. » C'est le parcours progressif allant de la CECA, à UEC à l'UE puis à l'euro.  Mais ajoute-t-il « . even making allowances for the consciousness-raising impact of the euro, which will soon become a unifying symbol in everyday life across the continent, it seems clear that henceforward economic achievements can at best stabilize the status quo. Economic expectations alone can hardly mobilize political support for the much riskier and more far-reaching project of a political union - one that deserved the name » (p3)

 

La question centrale consiste à se demander pourquoi cette troisième option serait soudainement devenue impraticable. Si l'argument de Habermas a un sens il repose sur une constatation aussi simple que fondamentale : depuis la mise en place du marché unique et de l'euro, les institutions européennes souffrent cruellement d'une « carence démocratique » que rien n'illustre mieux que la nature néolibérale des « directives européennes ». La Constitution européenne, particulièrement la version présentée dans ses grandes lignes dans ce même article, serait-elle le seul ou le meilleur moyen de combler ce déficit ? Toutes les personnes attachées à la construction européenne ne peuvent que se réjouir du franchissement d'étapes nouvelles dans la voie de cette construction : mais elles n'en ignorent ni les hauts ni les bas non plus que la nécessité de forger un large consensus pour relancer la machine lorsque le processus d'intégration est grippé. Jusqu'ici le consensus entre élites économiques et gouvernementales suffisait amplement. Ce n'est heureusement plus le cas pour les étapes suivantes. Reste à savoir si militer pour une « constitution » fédérale au prix de son édulcoration représente un meilleur moyen de combler le déficit démocratique que l'adoption et la constitutionnalisation d'une Charte sociale garantissant le développement et l'approfondissement de l'Etat social européen. Quand bien même l'histoire aurait imposé d'accomplir ces deux tâches simultanément, il conviendrait de ne pas sacrifier la réalité des droits sociaux à la rédaction de nouveaux commandements constitutionnels vides de sens sans cette Charte. Habermas a beau énoncer préventivement le fait que le développement d'une « citoyenneté » européenne via l'adoption de la constitution créerait un espace politique commun qui ne préjugerait en rien des affiliations nationales et culturelles, la question demeure : « une constitution européenne pourquoi faire et au service de qui ? » Si c'était pour entériner une conception rawlsienne de la justice distributrice (ce succédané de pensée sociale désincarné, distillé à partir des axiomes de base d'une théorie des jeux digne de cours d'introduction !)  il serait clair que notre philosophe ferait fausse route, de sorte que même les syndicats allemands se chargeraient de le lui faire comprendre rapidement dans leurs pratiques quotidiennes.

 

Mieux alors revenir à cette troisième option qu'il écarte si cavalièrement. En effet, il vaudrait mieux alors voir en quoi le processus de démocratisation et celui de l'élargissement peuvent s'y épanouir sans nuire à la dynamique générale ni au bien-être d'aucun pays membre. Sans, non plus, détruire les fragiles équilibres démographiques instaurés par le Traité de Nice ou la volonté de certains d'en arriver à l'établissement définitif de l'indépendance sécuritaire de l'Europe. (3) Bien entendu, aujourd'hui, ceci doit se faire dans le contexte de la formulation simultanée d'une Constitution. Mais qui a dit qu'il y avait là incompatibilité ? L'imagination des peuples européens serait-elle désormais assujettie aux prescriptions de ses philosophes attitrés plutôt qu'aux voeux et à l'expérience de la masse de ses citoyens dans chacun de ses pays membres ? La voie écartée d'office par Habermas permet justement cette réconciliation; elle atténue du même coup les vrais problèmes liés à des fausses formalisations concernant le choix d'un modèle intergouvernemental ou fédéral. Elle se situe aussi plus authentiquement en droite ligne de l'expérience acquise à date en matière d'intégration, c'est-à-dire spécifiquement en matière d'intégration européenne.

 

A ce stade il ne semble pas utile comme le font certains d'épiloguer à loisir sur les distinctions théoriques entre « fédération » et « confédération » pour aboutir à la banalité voulant que l'Europe relèvera un peu des deux puisque tous les cas connus de « confédération » ou de « fédération » montrent qu'il y a toujours loin de la coupe théorique à ce que font les lèvres en pratique ! Les Conventionnels déjà bien informés de ces discussions ont une tâche concrète plus urgente. Elle consiste à définir les objectifs, les moyens mis en oeuvre ainsi que les conditions de l'unification politique de l'Europe ou plus exactement du processus visant à l'inscrire dans les faits. Elle consiste aussi à prévoir une formule constitutionnelle de révision et d'amendement juste et équilibrée, afin de corriger le texte fondamental chaque fois qu'il risque de s'écarter de façon antagoniste de l'évolution de l'histoire.

 

Les objectifs sont formulés dans le contenu général du texte constitutionnel (partage des pouvoirs législatifs tout particulièrement) ainsi que dans la déclaration des libertés et des droits individuels et sociaux fondamentaux. Ils sont en outre exaltés dans un Préambule qui serait bien averti de poser les quelques principes fondamentaux nécessaires pour interpréter l'esprit et la lettre du texte constitutionnel chaque fois que les critères courants ne suffiront pas. Tout préambule constitutionnel est plus important qu'on ne le dit d'ordinaire puisqu'il fournit les clés de lecture constitutionnelle en cas de litige grave mettant toujours en cause d'une manière ou d'une autre la distribution des pouvoirs et des compétences.

 

Les moyens consistent essentiellement dans la division des pouvoirs attribués exclusivement à chaque palier gouvernemental. En Europe, ce partage est prédéterminé par la souveraineté nationale de chaque pays membre, donc par la dévolution des pouvoirs à laquelle chacun serait prêt et par l'adoption du principe de subsidiarité. Ceci est d'une grande sagesse et ne mériterait pas d'être liquidé par une pseudo vision fédérale qui pour représenter le choix de Habermas ne saurait représenter celle du gouvernement allemand ou de n'importe quel gouvernement membre ancré dans la réalité, tenu à un devoir de réussite et ne pouvant donc pas se payer de mots. Au surplus convient-il de spécifier les modalités d'application du principe de subsidiarité ce qui, à défaut d'être fait immédiatement, définitivement et illusoirement par le partage des pouvoirs, devrait s'accomplir lentement par le biais de l'opération concrète des institutions dans leurs relations avec le Préambule et la Charte sociale (celle-ci étant ou non distinguée dans un texte différent de celui ou de ceux réservés à la Déclaration des droits et libertés ainsi qu'à la charte de l'environnement.) Tout pouvoir non attribué au palier européen devrait demeurer investi dans les gouvernements nationaux respectifs et faire le cas échéant l'objet de la subsidiarité. Ceci n'interdirait aucunement les accords administratifs entre membres ou entre eux et les institutions centrales européennes, ces expérimentations pouvant faire l'objet d'un processus de formalisation constitutionnel lorsqu'il aurait obtenu l'aval du nombre et de la qualité des Etats nécessaires pour ce faire, tel que prévu par la formule d'amendement. Cette démarche compatible avec la constitution de piliers ou d'un « noyau dur » devrait recevoir l'appui intéressé des institutions européennes de même que des pays désireux d'appartenir à l'axe le plus avancé de ce processus d'intégration.

 

Les conditions relèvent des structures et avant tout des processus démocratiques retenus. La perception du fonctionnement de l'euro ne doit pas faire illusion. On sait que l'excentrique Milton Friedman a déclaré que les Banques centrales pouvaient être mises sur « pilote automatique » pour parachever leur processus d'autonomisation. Le politique n'aurait alors plus prise sur les décisions majeures liées, semblerait-il, plus à l'argent comme signe numéraire qu'à la production des richesses sociales et à leur contrôle. Une fois enveloppée dans cet univers symbolique à l'envers (qui ignore que Habermas finit par s'intéresser à G. Simmel, dieu seul sait sur quelle intuition subliminale mal digérée) on comprend que la mise en place de l'euro devrait naturellement conduire à une surenchère portant sur l'unification politique, au mieux pour combler un « déficit démocratique ». Ceci serait risible si ce n'était pas dangereux ! La vraie spoliation démo-cratique ne s'opère pas par l'opération mystérieuse des signes, fussent-ils monétaires mais bien au sein même des procès de production immédiats et des procès de reproduction d'ensemble sous dominance capitaliste : même les plus optimistes d'entre nous savent en partant que la constitution européenne n'abolira pas de si tôt cette double spoliation, encore que sur la base d'un rapport de force construit sur une analyse pertinente sinon adéquate, elle peut espérer en corriger les défauts trop inégalitaires, tout en préservant l'avenir et l'approfondissement de l'Etat social typiquement européen, aux promesses encore non abouties. A tout perdre, si l'on me garantissait l'inscription de « l'équilibre valeur » avec la prise en compte de la masse salariale sociale (masse salariale réelle additionnée des prestations sociales échues à l'Armée de réserve) pour la détermination de l'agrégat monétaire de base, j'opterais pour ma part pour le renforcement du rôle purement technique de la Banque centrale : ceci vaudrait alors mieux que son instrumentalisation par le capital et par le gouvernement du jour comme cela se pratique couramment dans toutes les démocraties bourgeoises, puisque les banques centrales conservent des contacts opérationnels privilégiés avec eux mais non avec les groupes de citoyens et de consommateurs (4) Or, quand bien même les directives communautaires affecteraient déjà les deux tiers de toutes les activités de l'Union, les politiques sociales et économiques relèvent encore largement des gouvernements membres de part le fonctionnement des institutions aujourd'hui en place. Prétendre que la dévolution à outrance des compétences vers une union politique pourra résoudre par elle-même le problème de la spoliation qui est le véritable enjeu de la demande croissante pour plus de citoyenneté et de démocratie européenne revient à poser un plâtre sur une jambe de bois. Il ne m'appartient pas de me substituer à la Convention mais il me semble clair que le respect de la tradition progressiste européenne (keynésianisme de centre-droit et socialisme de gauche pour simplifier) vise toujours à concilier le centralisme lié à l'exercice des prérogatives politiques avec le fédéralisme des associations mettant plus nettement en cause la société civile, sans pour autant oblitérer la définition des paliers gouvernementaux où s'exerce ce centralisme de par la dialectique d'une planification bidirectionnelle. Autrement dit, centralisme n'équivaut pas automatiquement à unipolarité du « centre du pouvoir » qui idéalement serait comme l'univers génialement décrit par de Cues dont le centre serait partout à la fois. Compte tenu de l'héritage historique (Etats-Nations) et de l'héritage procédural (subsidiarité) cette idée exprimée par moi depuis longtemps dans la lignée de la vieille garde marxiste et bolchevique (v. par exemple Tous ensemble*) est tout le contraire de la vision pseudo-fédéraliste alignée avec retard par Habermas. Plus en phase avec l'histoire européenne, elle se veut aussi plus pragmatique dans le bon sens du mot, respectueux de la contribution objective de chacun surtout lorsque le mode de production dominant occulte cette contribution. En vérité si le contenu était primordial et si la forme devait en favoriser encore la réalisation, je n'hésiterais pas à affirmer que les expériences passées militent en faveur d'un système transitoirement intergouvernemental, justement pour conserver la moindre chance d'atteindre la réalité d'un contrôle citoyen tant désiré qui devra nécessairement être entériné au sein de tous les paliers (européen, national, régional et municipal, voire au niveau des comités de quartiers) plutôt que d'être péremptoirement clos avant même que les peuples européens par l'entremise de leurs partis et groupes de pression aient pris l'habitude d'investir l'ensemble de leurs institutions, de préférence transnationalement en Europe.

 

Pour autant que les processus démocratiques ne soient pas bétonnés dans un texte constitutionnel ambitieux mais inadéquat, ce qui suppose une bonne formule de révision et d'amendement constitutionnelle; pour autant que les structures nécessaires à la démocratie participative à tous les niveaux puissent venir compléter celles pertinentes à la démocratie représentative (5), le contenu de la Charte sociale ainsi que de la Déclaration des libertés et des droits individuels et sociaux fondamentaux me semblent plus importants, donc plus pressants que « l'écriture » faussement définitive d'une table de la loi pseudo-fedéraliste. Du reste, dans un premier temps, le principe de subsidiarité atténuerait les frictions quotidiennes normalement attendues du modèle retenu qui demeure plus conciliable avec les prérogatives citoyennes et civiles de chaque palier de gouvernement concerné. Ce qui ne serait pas le cas avec autant de souplesse dans l'optique d'une « union politique » entérinée une fois pour toute dans un texte par nature modifiable uniquement par exception.

 

Les clés d'interprétation du texte fondamental devraient donc recevoir l'attention de tous ceux désirant progresser vers une union politique, sociale et culturelle toujours plus accomplie et plus solidaire. Ce qui ne fut pas le cas jusqu'ici puisque le débat glissa inopportunément dans le cul-de-sac ordinaire des usuels « discours » éthérés s'alimentant sans cesse sur eux-mêmes, parfois pour dissimuler des visées autrement inavouables. Je crois pour ma part que toute constitution européenne serait juste bonne à jeter aux orties si elle n'établissait pas dans son texte principal ou dans son Préambule les éléments suivants: a) la protection la plus stricte de la laïcité et donc de la liberté de conscience; b) la protection du droit au travail jouissant de toutes les garanties légales et syndicales les plus avancées parmi celles en vigueur dans les pays membres, ce qui impliquerait la constitution d'un Conseil économique et social dans lequel les acteurs économiques et sociaux seraient représentés paritairement selon le modèle hérité de la Résistance; c) la protection des services publics et de toutes les mesures de régulation étatiques visant à garantir l'intérêt commun (i.e. le contrôle de la plus-value sociale et la planification de son utilisation, voire l'ajout du plein emploi comme critère de Maastricht supplémentaire (6) ); d) la protection relative à la renonciation de la guerre sauf en cas de légitime défense ou lorsque celle-ci serait légitimement avalisée par l'ONU ( ce qui suppose une défense autonome commune économiquement et militairement solide); e) enfin la protection relative à l'abolition de la peine de mort. La liste n'est évidemment pas exhaustive, encore qu'il ne faille pas confondre clés d'interprétation avec les dispositions constitutionnelles ordinaires. Le principe constitutionnel sacro-saint est, dit-on, de faire en sorte que la constitution ne parlât pas pour ne rien dire ! Mais il serait prétentieux ici de ne pas s'en tenir à l' « esprit » devant animer la Convention et de s'en remettre pour le reste à la conscience collective de celle-ci et aux rapports de forces qui la sous-tendent et en propulsent les travaux.

 

Du point de vue exprimé plus haut j'aurais par conséquent tendance à ne pas accorder une importance exagérée aux esclandres actuels portant sur les relations entre Conseil des ministres, Commission et Parlement européen, ces escarmouches étant encore attisées par l'approche des échéances liées à l'élargissement. J'espère ne pas m'égarer ce faisant. L'approche du président de la Convention n'est pas sans talent ni sans expérience et la solution institutionnelle générale qu'il semble vouloir défendre me semble celle plus à même de préserver l'avenir, en ce sens que tout renforcement ultérieur des institutions centrales européennes se ferait alors après une période de rodage appropriée de la part des citoyens dans leur ensemble et non plus des seules élites. Encore que les disputes opposant la présidence au groupe représenté par Madrid et Londres me semblent reposer sur une confusion qui pourrait facilement être dissipée en spécifiant les principes fondamentaux en cause qui méritent de demeurer distincts entre eux. Ainsi discuter du partage des pouvoirs (compétences législatives) dans l'optique à la fois du Traité de Nice, des procédures de pondération du vote au Parlement européen (pour les domaines donc échappant à l'unanimité) et de la définition des domaines soumis à unanimité ou à majorité pondérée ou simple (voire discuter dans le même souffle de la formule d'amendement) ne peut relever que de stratégies sous-jacentes ou d'un mélange des genres. Revenir à des définitions plus correctes permettrait sans doute de mener le travail conventionnel à bon port dans les domaines pour lesquels cela peut être accompli. Evidemment comme la Convention ne pourra pas conclure en ce qui concerne les moyens (démocratiques) mis en oeuvre sans qu'ils ne reposent sur un partage préalable des pouvoirs bien établi, cela supposera de reléguer les problèmes non résolus soit à une prise de décision reposant jusqu'à nouvel ordre sur l'unanimité, soit de les soumettre à un vote majoritaire simple ou pondéré mais assorti d'une clause d'opting out avec possibilité individuelle des Etats membres d'y renoncer unilatéralement par la suite pour ces domaines spécifiques lorsqu'ils jugeront enfin possible de le faire.

 

Dans l'optique du rodage institutionnel mentionné, il me semblerait par contre vital de formuler une loi électorale européenne commune prévoyant entre autre le financement étatique des partis politiques et de leurs organes de presse, le découpage de la carte électorale européenne, le système électoral lui-même, proportionnel de préférence (puisque la portée du vote est pré-confinée par le partage des pouvoirs et la pondération du vote selon les domaines), la durée maximale des législatures strasbourgeoises ainsi que la tenue de ces élections partout dans l'Union aux mêmes dates. Ce dernier point étant vital pour faire surgir cette conscience citoyenne commune qui seule peut déboucher au plan européen sur ce « référendum de tous les jours » chaleureusement célébré par le magnifique Ernest Renan. Lorsque le temps viendra, cela permettra de poser de manière plus pertinente toute la problématique, irréelle pour l'heure, du choix définitif entre un système européen présidentiel ou parlementaire.                      

 

Paul De Marco, ex-professeur de relations internationales.

Richmond Hill, Copyright 04/06/2003

 

NOTES:

1)       J'ai souligné à plusieurs reprises le rôle de la "plus-value sociale" dérivée en large partie de la contribution des entreprises et des secteurs gérés par l'Etat à l'offre de services publics haut de gamme entrant dans la composition du « panier » nécessaire à la reconstitution de la force de travail (« structure de v » en terme d'économie politique marxiste.) Cette contribution a jusqu'ici permis à certains pays de baisser légalement le nombre d'heures travaillées par semaine tout en accroissant de manière hautement compétitive la « productivité » micro et macro-économique de leurs formations sociales nationales. Cette « évidence » ne semble pas être à la portée des néolibéraux, ni des émules ahurissants de Rawls. Cependant, qui ne voit pas que du fait des portions conséquentes de PIB consacrées partout à ces services publics mieux vaut qu'ils soient universels et collectivement gratuits, cela d'autant plus que la planification indicative et incitative nationale s'attacherait à optimiser les multiplicateurs économiques liés naturellement à ces secteurs - ce qui est tout le contraire de la voie que cherche à imposer la globalisation néolibérale contemporaine. L'exemple typique concerne le secteur de la santé auquel les USA consacrent quelque 15 à 16 % de leur PIB contre 9% en moyenne en Europe pour un régime fortement parcellaire, inégalitaire et efficace seulement pour une minorité de citoyens et une majorité de compagnies d'assurance privées. La libéralisation/privatisation de cette plus-value sociale peut, durant un temps limité, lever les barrières à l'accumulation du capital américain : pour l'Europe et les autres ensembles économiques cela ne pourrait signifier que l'inféodation et l'instabilité sociale permanente. Tant la charte de l'environnement que le principe de précaution vont dans un sens similaire mais ne sauraient se substituer à la régulation collective de la plus-value sociale en ce qui concerne la défense des conquêtes populaires entérinées dans l'Etat social européen.

 

2)       De manière inexplicable Berlin s'en prend aujourd'hui aux liens traditionnellement privilégiés unissant les institutions régionales de crédit à ses entreprises. Les autres pays européens vont dans la même direction. Or, en l'absence de Fonds ouvriers (qui ne doivent en aucun cas être confondus avec les Fonds anglo-saxons) capables de canaliser l'épargne nationale vers des investissements productifs encadrés par le pouvoir politique et syndical, ceci revient à soumettre les entreprises et les emplois à la logique brutale du capital financier et donc de l'économie de casino axée sur la spéculation boursière et le court terme.

 

3)       Contrairement aux campus américains et à ceux bien connus du philosophe Habermas la sécurité de l'Europe se doit d'être assurée de manière endogène, complexe militaro-industriel compris, elle ne peut aucunement reposer sur l'appel déshonorant à un « gendarme » extérieur.

 

4)      A-t-on remarqué avec quelle insistance certains groupes enclins par ailleurs à démanteler l'Etat social claironnent la nécessité de revoir le Pacte de stabilité et les critères de Maastricht ? Sans grande surprise, beaucoup d'économistes emboîtent le pas car ils savent d'instinct qu'il s'agit là de la pente la plus douce pour leurs maîtres. Il resterait à s'assurer que les représentants de la gauche tout comme ceux des syndicats ne trouvent « politique » de les suivre, car ce genre de remède crée inéluctablement des dérives (baisse du pouvoir d'achat, augmentation de la dette et des déficits puis, aboutissement de cette logique implacable, nouveaux plans d'austérité alors que les ouvriers ont déjà fait les frais de l'établissement dans la réalité des critères de Maastricht.) Bien entendu un niveau « civilisé d'inflation structurelle » (v. Tous ensemble*) vaut mieux que la folie d'une recherche d'un taux de 2 % et moins. Mais qui se souvient par exemple qu'un pays comme l'Italie imposa une eurotaxe pour permettre aux élites et aux capitalistes italiens d'appartenir à la première vague des membres reçus dans la zone euro, pour s'empresser ensuite de liquider cette taxe qui aurait pu être temporairement étendue afin de réduire le niveau de la dette nationale ou encore pour financer le travail socialement utile (LSU) dans les zones à fort niveau de chômage chronique ? Qui se souvient qu'un pays comme le Canada, membre du G8, utilisa une surtaxe identique, un fonds de réserves contingentes annuel jamais affecté et tous les surplus budgétaires annuels non affectés pour réduire le niveau d'endettement du pays ? En tout état de cause, une fiscalité progressive, le rétablissement des institutions de crédit abstraites de la spéculation internationale et organiquement liées aux entreprises, ainsi que l'opérationnalisation de ratios Cooke différenciés selon les circonstances nationales réelles constitueraient des avenues autrement plus efficaces que le débilitant travail de Sisyphe obsédé par des critères jugés contraignants à tort; en vérité, cette manière de faire dissimule mal la volonté de se payer sur la bête de l'éternelle incurie théorique et pratique des élites dirigeantes et de l'intelligentsia, ainsi que de l'avidité au profit de ses classes de référence. En résumé, les critères de Maastricht (et du Pacte de stabilité, moins pertinents pour leur part) ne sont aujourd'hui contraignants que parce qu'ils imposeraient une politique plus solidaire de redistribution des richesses. Gageons qu'en l'absence de leur relâchement par Bruxelles ce sont les citoyens qui en feront nouvellement les frais, cette fois par un train de réformes visant à réduire les services et les prestations fournis par leur Etat social.

 

5)      Je mettrais pour ma part dans ce chapitre aussi bien la représentation syndicale au sein d'un Conseil économique et social paritaire inspiré de la Résistance, que la généralisation des offices d'ombudsman munis de pouvoirs correctifs suffisamment larges pour faire pièce à l'arbitraire administratif (si nécessaire en collaboration avec les représentants syndicaux de base); j'inclurais de même les conseils de quartier, ainsi que les comités de plaintes des citoyens visant à encadrer le travail de la police (communautaire ou non) - et, bien entendu, la gestion syndicale de Fonds ouvriers authentiques.

 

6)      Ce qui représenterait sans aucun doute le moyen le plus sûr de faire respecter les autres critères dans l'optique du bien général plutôt que dans celle de l'accumulation privée des profits et de la redistribution inégalitaire des richesses notamment par la fiscalité néolibérale.        

 

 

 

 

 

 

HOME